Vous utilisez quotidiennement l’Internet pour des sources d’information que vous espérez pérennes. Est-on pour autant dans le « meilleur des mondes possibles » ? Cela pourrait l’être si… la disponibilité de l’information était garantie toujours et partout, c’est-à-dire si vous aviez la garantie que vous pourrez toujours consulter demain l’information que vous avez déjà consultée hier. Mais… cette garantie, personne ne peut vous la donner.
Bandeau affiché fin 2019 quand on tentait de se connecter au site artvalue.fr
On considère généralement qu’une information se caractérise par différentes dimensions[1] dont deux nous intéressent plus aujourd’hui : la propriété et la disponibilité.
La propriété de l’information est un enjeu majeur de l’économie. Il nous faut distinguer la propriété juridique (ou intellectuelle) et la propriété industrielle (complète ou partielle, jusqu’au simple droit d’usage contextuel). Dans la suite, nous évoquerons essentiellement la seconde.
Certaines informations sont totalement privées (la formule d’élaboration du Coca-Cola ou de la Chartreuse par exemple…), d’autres sans appartenir à quelqu’un sont secrètes, confidentielles ou à diffusion restreinte, pour reprendre la classification en usage dans l’armée, ou vont du très privé au très public. Le changement de catégorie donne lieu à des enjeux économiques ou politiques majeurs (brevets tombant dans le domaine public, délits d’initié en bourse, Panama papers, révélations sur la vie privée des people).
Inversement une information peut passer brutalement d’un statut public à un statut plus privé. Si demain les prévisions météorologiques n’étaient plus diffusées qu’à des abonnés payants, les conséquences quotidiennes seraient immenses. Ici on change la propriété de l’information en changeant sa confidentialité donc sa disponibilité.
La disponibilité est à l’origine le fait de pouvoir être rapidement utilisé. Dans le domaine des systèmes d’information, la disponibilité est la caractéristique d’une information d’être accessible et utilisable par son destinataire autorisé à l’endroit et à l’heure prévue. En psychologie, l’information peut aussi être disponible dans la mémoire sans être accessible. La disponibilité est donc souvent complétée par son corollaire l’accessibilité. Dans la suite, pour simplifier, nous ne distinguerons pas. Nous supposerons qu’une information disponible est aussi accessible.
La naissance des grandes bases de données, qui provient de la compilation et l’agrégation d’informations de même type, associée souvent à des briques d’IA, a permis des avancées significatives dans la compréhension de phénomènes divers. La disponibilité d’informations de ces grandes bases de données le plus souvent privées, est réservée aux propriétaires et clients privilégiés.
Ainsi dans la finance, la société Blackrock ou les bases de données des GAFA, sont-elles montrées du doigt comme un instrument de pouvoir au service d’oligopoles. Dans une logique capitaliste, il est logique que ces inventeurs réservent leurs services à ceux qui les paient.
Mais un autre problème est aussi beaucoup plus pernicieux. Il s’agit de la dictature du tout on-line (ou connecté à l’Internet).
Sans être collapsologue, on peut constater que lorsque la mise à disposition d’informations révèle ou sert un marché, et si le producteur d’informations en a le pouvoir, alors la disponibilité va être restreinte c’est-à-dire payante. Il en est ainsi par exemple de nombre de sports à la télévision, des résultats de ventes aux enchères, des outils financiers, de l’accès à des normes professionnelles, etc.
Si Napster ou Kazaa étaient gratuits (mais aussi illégaux), Deezer et Spotify sont payants. La TV satellite était gratuite, les bouquets de chaînes sont aujourd’hui payants. Et que se passerait-il si du jour au lendemain le prix de ces abonnements était multiplié par 10 ? Qui peut assurer que cela n’arrivera pas ?
Ceci n’est jamais le cas lorsque l’information se trouve « on-line ». Elle n’est alors disponible que jusqu’au jour où l’on trouve « Accès réservé aux abonnés » ou pire « error 404 – not found »
L’information que vous stockez chez vous vous appartient réellement. Personne ne peut vous l’enlever. C’est bien sûr le cas des livres papier, des ebooks, des 33 tours ou des CD, des films en DVD, des mp3, etc.
Il y a donc une différence structurelle de nature entre un abonnement web et la possession de livres (papier ou ebook peu importe), de CD ou DVD.
Le droit d’usage dans le premier cas est au mieux limité dans le temps et toujours soumis au bon vouloir du producteur. Dans l’autre il est illimité. Si le producteur supprime un titre de sa play-list vous ne pouvez plus l’écouter, le voir, ou le lire. Vous possédez réellement l’information dans le deuxième cas, et celle-ci reste toujours disponible, pas dans le premier.
J’ai eu l’occasion de converser avec de nombreux fournisseurs de biens culturels. Tous sont parfaitement conscients que le modèle on-line leur assure un niveau de propriété plus important parce qu’ils sont seuls maîtres de sa disponibilité.
Mais, à l’inverse, j’ai très peu constaté cette prise de conscience chez les utilisateurs de biens culturels, au demeurant quel que soit leur âge.
Le modèle on-line suppose une infrastructure beaucoup plus complexe mais surtout beaucoup plus fragile. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. »
Le fait est tellement courant que la fondation wikipedia a pris la décision de stocker en cache sur ses propres serveurs les pages accédées au moment de l’élaboration de l’article. Les liens étaient trop souvent cassés quelques semaines ou mois plus tard. Il s’agit donc, du point de vue du producteur d’information wikipedia, d’un modèle déconnecté (off-line) puisqu’il ne nécessite aucune connexion externe.
Les nombreux utilisateurs du site artvalue.fr se sont sentis fort dépourvus lorsque du jour au lendemain est apparu un bandeau annonçant la fermeture du site. Auparavant personne n’avait le pouvoir de supprimer le guide Mayer (dont il était issu) de vos bibliothèques.
On peut citer un autre exemple (mésaventure personnelle) avec les billets de train sur l’application « oui.sncf ». Au moment de présenter le billet au contrôleur, l’application renvoyait systématiquement un message « erreur inconnue ». Stocker le billet pdf sur un courriel dans son téléphone permet d’éliminer la fragilité liée à l’application. Le système est alors moins fragile. Il ne dépend plus de mises à jour intempestives de l’application même s’il dépend encore de l’état de la batterie du téléphone.
Le site archive.org ou Gallica, le site de la BNF sont des sources d’information précieuses, à condition de télécharger les informations trouvées, puisque la disponibilité ultérieure n’est pas garantie (disparition en janvier 2020 d’archives dans Gallica au profit d’un accès payant sur Retronews, société exploitée par un opérateur privé, la société Immanens[2]).
Fragilité, robustesse et sa complice la redondance, antifragilité[3] devraient être des concepts beaucoup plus ancrés dans nos consciences de consommateurs d’informations.
Soyez donc robustes, et décideurs des informations que vous voulez garder ! Ne laissez pas cette décision au producteur de l’information. Quel que soit le support (papier ou numérique), privilégiez de préférence pour vos archives un modèle déconnecté (off-line)[4] !
François Blondel
Notes
[1]. par exemple : disponibilité, intégrité, confidentialité, preuve (modèle DICP en sécurité informatique), non-répudiation/imputabilité, utilité, degré d’utilisation, fiabilité, propriété.
Les dimensions et leurs définitions peuvent être de plus différentes selon qu’on se place dans le domaine de la psychologie ou dans celui de la sécurité des systèmes d’information, celui de la finance ou de la publicité.
Voir par exemple :
Robert Escarpit. Théorie générale de l’information et de la communication, Hachette Université, Paris, 1976.
J.-P. Chamoux (dir.), L’appropriation de l’information, Litec, 1986.
Laurence Balicco, Evelyne Broudoux, Ghislaine Chartron, Viviane Clavier, Isabelle Pailliart. L’éthique en contexte info-communicationnel numérique : déontologie, régulation, algorithme, espace public, De Boeck, 2018.
Citation : « Sur les réseaux numériques, la perte de consistance physique des produits disponibles et la présence massive d’une information gratuitement accessible conduisent la notion de propriété à se dissoudre dans cette disponibilité. » (chapitre 7 – La propriété intellectuelle).
Michel Vivant. « La privatisation de l’information par la propriété intellectuelle », in Revue internationale de droit économique 2006/4, (t. XX, 4), pages 361 à 388.
[2]. RetroNews ou la logique du Premium (mal) appliquée au domaine public. Voir https://scinfolex.com/2016/04/03/retronews-ou-la-logique-du-premium-appliquee-au-domaine-public/.
[3]. Merci à Nassim Nicholas Taleb pour avoir développé ces concepts dans Antifragile, 2018.
[4]. En prime, un modèle off-line ou déconnecté, en limitant les accès distants, est de surcroît bien meilleur pour la planète.